Pour tout comprendre sur la situation politique actuelle en Israël, Ecomnews Med a interviewé par visioconférence Steve Jourdin, Doctorant en histoire politique (EHESS), journaliste, membre de l'Observatoire de l'Afrique du Nord et du Moyen-Orient de la Fondation Jean Jaurès. Découvrez son analyse à travers notre Visionews.
Après les récentes élections législatives – les troisièmes en moins d’un an, quelle est la situation politique en Israël ?
Nous sommes toujours à un moment de transition dans l’histoire politique d’Israël. Et cette transition va sans doute durer encore quelque temps. C’est le propre des crises politiques.
Ces dernières semaines, les secousses ont été fortes et se sont accompagnées d’une grande emphase, emphase qui caractérise depuis toujours le discours politique israélien. Rappelons que Benyamin Netanyahou est officiellement poursuivi par la justice dans trois affaires distinctes, qu’il est accusé de corruption, fraude et abus de confiance.
Son procès devait s’ouvrir en mars dernier, mais a été reporté en raison de la crise sanitaire. Il devrait se tenir au mois de mai prochain, si les circonstances le permettent. Dans ce contexte sanitaire et judiciaire, la vie politique se poursuit, même si les Israéliens sont exaspérés par une impasse qui dure depuis maintenant plus d’un an et demi.
Pour bien comprendre la situation actuelle, il faut voir que Bleu-Blanc, le parti de Benny Gantz, n’a fait que s’affaiblir depuis sa création début 2019. Formation de centre droit fondée sur l’humeur du moment, son destin était, en quelque sorte, inscrit dans ses gènes.
À l’issue du scrutin organisé le 2 mars dernier, Bleu-Blanc, dont le programme se résumait à « tout sauf Netanyahou », a essuyé un nouvel échec. La formation de Gantz (33 sièges sur 120) a été devancée par le Likoud (36 sièges) de Netanyahou, qui a réalisé une campagne intelligente et efficace.
C’est pourtant Benny Gantz qui a été chargé par le président, en raison d’un rapport de force favorable au Parlement, de mettre sur pied une coalition gouvernementale. Mais la mission était quasi impossible. Sa majorité était trop hétérogène – elle allait des représentants les plus maximalistes de la communauté arabe aux ultra-nationalistes russophones d’Avigdor Liberman – et trop étroite (61 députés sur 120).
Benny Gantz n’avait que des mauvaises solutions devant lui : retourner dans l’opposition, alors qu’il n’a pas l’étoffe d’un tribun ; ou parier sur un quatrième scrutin, tout en sachant que la crise du coronavirus ne lui était pas profitable et risquait de lui faire perdre des points dans l’opinion. Il a finalement décidé, au mépris de ses promesses électorales, de rejoindre Benyamin Netanyahou dans un gouvernement d’union nationale.
Selon l’accord conclu, produit d’un compromis qui reflète le déséquilibre des forces au profit du « camp national », Benny Gantz deviendra ministre de la Défense jusqu’en octobre 2021, date à laquelle il prendra la place de Benyamin Netanyahou au poste de Premier ministre.
Dans l’intervalle, un projet de loi basé sur le « deal du siècle » de Donald Trump, et qui prévoit l’annexion d’une partie de la Cisjordanie, pourrait être soumis au vote de la Knesset. Si le « bloc de droite », emmené par Benyamin Netanyahou, a dans l’ensemble obtenu ce qu’il souhaitait (possibilité pour Benyamin Netanyahou de rester au gouvernement après octobre 2021 même pendant son procès, droit de veto sur les nominations aux postes très sensibles de conseiller juridique du gouvernement et de chef du parquet, limitation de l’enrôlement des étudiants de yeshivot dans l’armée), Benny Gantz et les siens récoltent également, dans le contexte politique actuel, des portefeuilles importants (ministères des Affaires étrangères, de la Justice et de l’Information).
Le gouvernement d’« urgence nationale » sera inédit de par son ampleur : au total, il pourrait compter jusqu’à 36 ministres. Du jamais vu !
Ce mécanisme, quelque peu baroque, de « rotation » au poste de Premier ministre, est inspiré du dispositif mis en place au milieu des années 1980 entre le Parti du travail de Shimon Peres et le Likoud de Yitzhak Shamir. Il avait alors fait ses preuves, dans un contexte de crise économique très aiguë.
Mais Benyamin Netanyahou n’a rien à voir avec Yitzhak Shamir, personnage à l’esprit obtus et piètre politique. Difficile de dire si ce nouveau gouvernement d’union nationale, dont l’objectif affiché est de lutter contre le coronavirus, va réellement pouvoir travailler dans un climat de confiance.
Quoi qu’il en soit, un nouveau scrutin législatif dans les prochains mois est loin d’être exclu.
La formation d’un « gouvernement d’urgence nationale » ne constitue-t-elle pas une instrumentalisation de la crise sanitaire et une victoire politique – à la Pyrrhus pour la démocratie israélienne – de Benyamin Netanyahou ?
Il s’agit évidemment d’une énième prouesse politique de la part de Benyamin Netanyahou. Mais je pense qu’il serait réducteur de résumer ce moment politique à une guerre d’egos. Les Israéliens qui se sentent aujourd’hui trahis par le choix de Benny Gantz ont paradoxalement voté pour lui pour les mêmes motifs qui ont poussé leur champion à s’allier à Benyamin Netanyahou. Il faut bien saisir « ce qu’est » Benny Gantz. Et plus que son parcours proprement dit, il faut comprendre ce qu’il représente dans l’imaginaire israélien. On l’a souvent décrit comme un homme poli, bien élevé, bien sous tous rapports, un genre de gendre idéal. Dans nos médias occidentaux – et même dans certaines publications israéliennes –, il est dépeint comme un homme politique un peu niais sans boussole idéologique. Soit. Mais cela ne nous dit rien des raisons pour lesquelles il est devenu, en un temps record, la seule alternative à Benyamin Netanyahou !
Pour beaucoup d’électeurs, Benny Gantz a incarné l’« Israélien suprême », l’archétype de l’« israéliennité ». Sous bien des aspects, il est en effet le produit du moule républicain israélien originel. Sa distance (il a passé plus de quarante années de sa vie dans l’armée) vis-à-vis de la politique et de ses codes, son introversion, sa simplicité, sa franchise, son insistance sur les « valeurs » et l’éthique sont des traits qui ont immédiatement séduit les Israéliens car ils y ont retrouvé certains vieux fantasmes. Le faire plutôt que le dire, l’action immédiate face aux manœuvres et aux atermoiements : tous ces traits constituent les facettes d’un ethos, réel ou fantasmé, proprement israélien. C’est sur ces bases que l’« israéliennité » a été pensée par les pères fondateurs du pays. Yigal Yadin, Yigal Allon ou encore Yitzhak Rabin en ont été, avec plus ou moins de réussite, des incarnations en leur temps.
Mais ce qui au départ a pu constituer une force est rapidement devenu une faiblesse pour Benny Gantz. Le mépris de la politique politicienne se transforme vite, une fois que l’on entre sur le ring politique, en naïveté. Le refus du calcul et des combinaisons politiques se paie cher. Et l’introversion à l’heure des réseaux sociaux ne reste pas un atout très longtemps. Face à Benyamin Netanyahou, animal politique « suprême » ayant fait ses classes au sein de l’establishment américain, Benny Gantz n’a pas fait le poids sur la durée. D’une certaine manière, Benny Gantz s’est sacrifié pour la « cause ». Je pense qu’il est conscient d’avoir, par sa décision de former un gouvernement avec son ennemi d’hier, tiré un trait sur toute grande carrière politique. Mais loin d’en ressentir de la honte, il est possible qu’en son for intérieur il en tire une certaine fierté. Il est persuadé d’avoir fait primer l’intérêt général sur ses intérêts individuels. C’est ce qui fait à la fois la grandeur et le tragique de ce nouvel épisode de la vie politique israélienne. Reste désormais à voir dans quelle mesure son « sacrifice » aura permis de préserver les fondamentaux de la démocratie israélienne.
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