Alors que le monde pourrait se réorganiser entre trois grands pôles géographiques et économiques, Jean-Louis Guigou, fondateur de l’Institut de prospective économique du monde méditerranéen (Ipemed) et Cheikh Tidiane Dieye, directeur exécutif au Centre africain pour le commerce, l’intégration et le développement (Cacid) pensent qu’Africains, Méditerranéens et Européens devraient envisager et organiser leur avenir en commun.
Un monde divisé en trois quartiers d’orange
« Il y a fort à parier que la régulation des relations internationales prendra, dans les décennies qui viennent, un tour plus régional que global. » Le monde pourrait être divisé aujourd’hui en trois « quartiers d’orange ». Trois grandes régions hémisphériques qui réorganisent l’espace mondial, depuis ces trente dernières années, car elles tirent profit de la proximité et de la complémentarité entre économies du Nord (matures et vieillissants) et économies du Sud (jeunes et en croissance).
Dans la dialectique entre globalisation et régionalisation en cours depuis une quarantaine d’années, la seconde est en train de passer sur le devant de la scène. Il y a fort à parier que la régulation des relations internationales prendra, dans les décennies qui viennent, un tour plus régional que global.
La réorganisation de l’espace mondial
La région des Amériques, déjà commercialement intégrée à 56 %, ressort renforcée du nouvel accord Canada/États Unis/Mexique (ACEUM) de 2018 au Nord ; en Amérique du Sud, la vision macrorégionale progresse elle aussi.
L’Asie orientale (ASEAN + 3 : Chine, Japon, Corée du Sud, et, de plus en plus, + 5 avec l’Australie et la Nouvelle Zélande), vient de franchir un palier stratégique : en novembre 2020, ces pays ont signé le Regional Comprehensive Economic Partnership (RCEP) qui conclut presque une décennie de négociations pour une intégration régionale profonde.
La région verticale Afrique-Méditerranée-Europe (AME), quant à elle, reste à construire sur des bases nouvelles.
Or la Commission européenne en reste à rafistoler les accords de Cotonou qui gèrent les relations déséquilibrées entre l’Europe et les 79 États d’Afrique, des Caraïbes et Pacifique, les anciennes colonies des pays européens.
De plus en plus d’acteurs économiques reconnaissent que les Européens ont autant besoin du Sud, de la Méditerranée et de l’Afrique sub-saharienne, que les Africains ont besoin d’Europe. Bien sûr, les Africains, sollicités par les Chinois, les Indiens, les Russes, les Turcs, les pays du Golfe, l’Amérique, la Corée du Sud, entendent rester ouverts à toutes les offres de coopération.
Mais Africains et Européens partagent nécessairement des défis communs :
– transformer le drame des migrations en solution pour le développement à travers la promotion des mobilités professionnelles et un vrai partenariat économique, afin de développer l’emploi en Afrique ;
– assurer la sécurité du Sahel pour la prospérité du Nord comme du Sud à travers un plan d’aménagement du territoire, faisant des infrastructures physiques et numériques des vecteurs de paix et de prospérité ;
– répondre conjointement à la pollution de la Méditerranée et au changement climatique, afin d’éviter le gonflement du nombre des réfugiés climatiques ;
– résister ensemble à la montée en puissance des deux grandes régions mondiales, américaine et Est-asiatique.
Nous pouvons le faire, parce que le retour de la proximité change la donne géoéconomique. Le compactage des chaînes de valeur et la promotion de circuits plus courts sont une réponse à une globalisation dérégulée souvent destructrice, tant pour l’environnement que pour la protection sociale et l’emploi.
Dans l’économie coopérative et digitale, la proximité culturelle est un avantage compétitif.
En matière de services essentiels, à commencer par la réponse à la Covid-19, les modèles européens de protection universelle du risque nourrissent des échanges d’expérience plus riches qu’avec les Chinois ou les Américains.
Enfin, la promotion des intégrations régionales, et d’intégrations régionales vraiment polycentriques dans lesquelles aucun partenaire ne dominerait les autres, rapproche l’Union européenne et l’Union africaine.
Cela suppose :
– de changer de comportement. Pour les Européens, c’est passer de l’esprit de conquête à l’esprit de partage. Pour les Africains, c’est passer de la dépendance à la responsabilité ;
– de changer d’objectif : passer du simple commerce au partage des chaînes de valeur (comme la Chine l’a fait avec les pays du Sud-Est asiatique) en promouvant la coproduction euro-africaine ;
– de changer de méthode, en passant du « top down » au « bottom-up » c’est-à-dire à une approche territoriale des besoins de la population et de l’action des sociétés civiles locales.
On n’avancera pas concrètement sans mettre en place quatre outils qui ont fait leurs preuves entre les deux Amériques, comme entre la Chine et les pays du Sud-Est asiatique :
1) un outil de coordination des think tanks européens et africains pour penser la réponse à ces défis communs et tracer la voie d’une meilleure intégration de la région AME ;
2) une institution financière intercontinentale pour sécuriser les investissements et assurer la mobilité des capitaux ;
3) un traité économique de coproductionpour la réindustrialisation de l’Europe, et l’industrialisation de l’Afrique à partir de ses matières premières et de ses besoins ;
4) une institution de concertation politique cogérée, pour mettre sur pied des politiques et des régulations communes.
« Tant que nous ne partagerons pas une vision commune, des outils puissants pour une intégration économique régionale productive, soutenable et solidaire, notre région restera le fruit des convoitises de puissances extérieures. Tant que nous n’aurons pas un narratif commun entre Africains, Méditerranéens et Européens, notre action restera limitée et dispersée. » précisent les deux auteurs.
Aussi Jean-Louis Guigou, le président de IPEMED veut à travers une fondation La Verticale Africa-Med-Europa (AME), bâtir un narratif commun, pour mettre en œuvre les mêmes préférences collectives.
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