La crise russo-ukrainienne fait peser des risques importants sur la sécurité d’approvisionnement énergétique et alimentaire de la Tunisie. Dans un contexte fortement inflationniste, elle accroit les inquiétudes déjà vives sur la soutenabilité budgétaire de l’Etat et sa capacité à maintenir son système de compensation des prix.
La crise russo-ukrainienne représente un risque majeur pour la sécurité alimentaire et énergétique de la Tunisie
Avec des volumes globaux modestes, l’Ukraine et la Russie sont pourtant des fournisseurs importants dans le domaine alimentaire. La Russie et l’Ukraine sont respectivement les 9e et 11e fournisseurs de la Tunisie avec des importations d’environ 500 M USD de Russie et 450 M USD d’Ukraine, soit 4% des importations totales tunisienne. Les exportations tunisiennes vers ces pays sont marginales (environ 35 M USD). La Tunisie dégage un déficit cumulé avec les deux pays de près d’1 Md USD soit près d’1/5e du déficit commercial tunisien.
Les importations de Russie concernent les hydrocarbures, les produits sidérurgiques et chimiques, celles d’Ukraine essentiellement de céréales.
Alors que la dépendance extérieure de la Tunisie n’a cessé de croitre depuis 10 ans, la crise russo-ukrainienne aggrave les tensions déjà existantes sur l’approvisionnement alimentaire et en énergie :
Si selon le gouvernement, les stocks en céréales couvrent les besoins jusqu’en juin, les risques de pénurie menacent au-delà compte tenu des tensions extrêmes sur l’offre internationale et la solvabilité de la Tunisie. L’absence de politique agricole cohérente, la sous exploitation des terres et la faible rentabilité ont conduit à une sous exploitation du potentiel agricole et une forte dépendance alimentaire extérieure.
La Tunisie importe en moyenne plus des 2/3 de ses besoins en céréales d’environ 35 M de quintaux annuels, et notamment la quasi-totalité de ses besoins en blé tendre et en orge, plus de la moitié de ses besoins en blé dur. 70% de ses importations de céréales proviennent d’Ukraine, notamment de blé tendre, dans une moindre mesure de Russie. Si l’Office Tunisien des Céréales dit avoir effectué des achats anticipés,les capacités de stockage ne dépassent pas trois mois, permettant d’assurer les besoins jusqu’en juin.
La collecte locale de blé dur devrait permettre dans un premier temps de prendre le relais à l’été, mais les tensions se feront sentir rapidement sur l’approvisionnement en blé tendre et orge, d’autant que l’Office Tunisien des Céréales, en charge des achats, est une contrepartie quasi insolvable.
Le récent redressement de la production énergétique nationale après un long déclin et la redevance sur le transit du gaz algérien ne lèvent pas les craintes sur la capacité de la Tunisie à s’approvisionner en énergie. Après un déclin continu de 93% en 2010 à 43% en 2020, le taux de couverture des besoins en énergie primaire en volume s’est redressé à 52% en 2021.
La mise en service de nouveaux sites a permis à la production nationale de pétrole brut et de gaz naturel de progresser de plus de 20% en 2021 pour atteindre près d’environ 4 M Tep (tonnes équivalent pétrole), tandis que la hausse de la redevance sur le transit du gaz naturel a permis de couvrir l’équivalent d’1 M Tep de gaz, deux fois plus qu’en 2020, pour une demande totale de 9,7 M tep (4,6 de pétrole brut et 5,1 de gaz).
Pour autant, la Tunisie reste très dépendante des approvisionnements extérieurs et notamment du gaz algérien, qu’elle aura de plus en plus de mal à acheter au prix actuel compte tenu de l’état de ses finances publiques et de la situation financière des entreprises publiques en charge de l’approvisionnement du marché (STEG et STIR).
L’approvisionnement de produits sidérurgiques, chimiques (notamment d’engrais) et d’oléagineux est également susceptible d’être perturbé.
Au-delà des défis immédiats d’approvisionnements, des conséquences macroéconomiques et budgétaires d’ampleur sont à craindre
La crise menace plus globalement les équilibres extérieurs du pays. La résorption du déficit courant de 8,3% du PIB en 2019 à 6,3% en 2021 masquait déjà une reprise de la dégradation du déficit commercial en 2021 de 3,5 Md TND (1,1 Md EUR) à 16,2 Md TND (4,9 Md EUR) dans un contexte commercial international tendu. La hausse des prix des denrées alimentaires, notamment de 80% des prix du blé entre avril 2020 et décembre 2021, ont ainsi contribué au creusement du déficit de la balance commerciale alimentaire en 2021 de 860 M TND en 2020 à 2 Md TND (260 à 600 MEUR).
De même la récente réduction de la dépendance énergétique n’a pas non plus empêché le déficit de la balance commerciale énergétique de progresser de 24% en 2021 pour atteindre 5,7 Md TND (1,7 Md EUR), soit un tiers du déficit commercial total. Au-delà de l’impact de la hausse des prix de l’énergie et des céréales, le déficit commercial pourrait encore être aggravé par la dépréciation du dinar par rapport au dollar (-3,5% en un mois à 2,96 TND/USD).
La crise risque également de porter un coup à la reprise des recettes de tourisme, déjà entravée en 2021 par l’impact de restrictions sanitaires persistantes : la Russie avec 630 000 touristes et 240 M TND de recettes, représentait la 2e source de revenus touristiques étrangers en 2019. Le déficit courant devrait donc se dégrader au-delà du scénario retenu de 7 à 7,5% du PIB cette année et l’érosion des réserves, de 162 jours d’importations fin 2020 à 136 jours (8 Md USD) fin décembre 2021 s’accélérer, alors que les entrées de capitaux ont considérablement diminué en raison de la baisse des prêts étrangers et des IDE.
La crise actuelle risque d’accélérer une inflation déjà soutenue.
Tombée de 6,7% en 2019 à 4,9% fin 2020, les tensions sur les prix mondiaux ont déjà alimenté une reprise de l’inflation qui a atteint 6,6% en décembre. L’envolée des prix de produits massivement importés par la Tunisie risque vraisemblablement de perdurer compte tenu de la place dominante de la Russie et de l’Ukraine sur les marchés mondiaux concernés, alimentant une inflation importée accentuée par le renchérissement du dollar.
Dans ce contexte, l’inflation a toutes les chances de dépasser largement les prévisions de la banque centrale de 6,8% pour cette année. La hausse des prix administrés des produits alimentaires de base et des carburants parait en particulier inévitable compte tenu de la pression insupportable que la hausse des cours internationaux fait porter sur le système de compensation tunisien.
Le rythme d’ajustement mensuel des prix des carburants (+3% par mois) décidé par le gouvernement en début d’année pour résorber les charges de compensation est déjà compromis par l’envolée des cours internationaux, tout comme leur volonté de maintenir inchangés les prix administrés des produits alimentaires de base (environ 6 ct d’euros la baguette et 24 ct d’euros le kg de pâtes).
La crise risque de faire exploser les dépenses budgétaires de compensation et précipiter la réforme du système.
La résorption du déficit budgétaire de 8,3% en 2021 à 6,7% cette année prévoyait d’épargner la réforme du système de compensation des prix, impérative mais très sensible. Le budget des dépenses de compensation, qui n’a cessé de progresser depuis 2011 pour atteindre 5% du PIB en 2021, devait selon la loi de Finances encore progresser de 6 à 7,3 Mds TND en 2022 soit 5,4% du PIB et plus de 15% des dépenses budgétaires.
L’envolée des cours des céréales et des carburants ne laissera cependant d’autre choix qu’un réajustement drastique soit des dotations budgétaires soit des prix administrés :
1) Le maintien d’un baril durablement supérieur à 110 USD pourrait engendrer un surcoût supérieur à 5 Md TND (1,5Md EUR) des dépenses de compensation des carburants que la loi de finances 2022 avait budgété à 2,9 Md TND avec l’hypothèse d’un baril à 75 USD et un taux de change à 2,9 TND/USD. Toute augmentation du prix du baril de pétrole de 1 USD engendrerait un surcoût de compensation de l‘ordre de 140 MTND et toute hausse de 10 cent du taux de change du dollar un surcoût de 40 M TND.
En 2021, la hausse non anticipée du cours du baril avait déjà provoqué un réajustement de près de 3 Md TND. Elément de compensation partielle, la redevance perçue pour le passage du gaz algérien vers l’Italie a rapporté 550 M TND en 2021 (+218 M TND) et devrait encore augmenter cette année dans des proportions au moins équivalentes.
2) En hausse dans la loi de finances, les 3,7 Md TND budgétés pour la compensation des denrées de base seront insuffisants face à l’envolée des prix des céréales. Cette dotation devait servir autant à financer la compensation en 2022 qu’à apurer les arriérés de paiement (2 Md TND) qui s’accumuleraient auprès de l’Office des céréales.
Les risques pesant sur le système bancaire sont également à surveiller.
Les arriérés de la caisse de compensation auprès de l’OTC se répercutent sur les créances de la Banque Nationale Agricole (BNA) auprès de l’OTC. Ces créances atteindraient 4,3 Md TND (1,3 Md EUR) et les limites prudentielles de 25% de l’encours de crédit total de la banque. Cette situation fait peser un risque systémique potentiel sur le secteur bancaire compte tenu de la taille de la BNA.
Source Ambassade de France en Tunisie
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