Entre ce qu’elle est et ce qu’elle veut être, la Tunisie aurait un chemin à parcourir, s’accordent à dire experts et autorités. Un chemin difficile certes, mais encore réalisable, si les bonnes décisions sont rapidement prises et mises à exécution. Décryptage.
C’est un pays nord-africain de 11 millions d’habitants, la Tunisie, qui a fait ses preuves à surmonter les épreuves aussi bien contemporaines que lointaines, avec quelques casses par moment, mais toujours avec détermination d’aller de l’avant et l’ambition de toujours se comparer aux meilleures économies de taille similaire.
Avec un taux de croissance moyen autour de 5% par an pendant deux décennies, la Tunisie se positionnait, avant la révolution ayant mis fin au règne de Ben Ali un certain 14 janvier 2011, comme deuxième économie du continent africain après l’Afrique du Sud, un rang disputé parfois par le Maroc et parfois par l’Egypte.
Toutefois, depuis 2011, à la faveur d’un legs boiteux surtout au niveau social, doublé d’une gestion peu stable et encore moins réussie des revendications post-révolution, bouleversé par des attentats terroristes, triplé d’une crise Covid et aggravé encore plus par les incidences de la guerre en Ukraine, l’économie tunisienne est entrée dans un cycle infernal, mettant en cause tous les acquis socio-économique réalisés par le passé.
Taux de chômage supérieur à 16%, déficit budgétaire de plus en plus lourd d’une année à l’autre, chute du taux de couverture des importations par les exportations et baisse considérable de l’activité touristique, à cause des attentats du Bardo, de Sousse et de l’avenue Mohamed V, mais aussi à cause du confinement du principal marché émetteur de touristes qu’est l’Europe, sans compter bien entendu la pression inflationniste qui s’établit actuellement à des niveaux élevés, 7,8%, et la baisse de la valeur du dinar par rapport aux principales monnaies étrangères le dollar et l’euro, pour atteindre son niveau le plus bas historique : 3 dinars tunisiens pour 1 dollar.
Mais les Tunisiens, face à un tableau si sombre ne lâchent pas, du moins c’est ce que laisse entendre la cheffe du gouvernement Najla Bouden, dont la dernière sortie ne date pas plus d’une semaine à l’occasion du Forum tunisien sur l’investissement où elle a affirmé que « les indicateurs d’investissement sont toujours en-deçà des capacités dont dispose la Tunisie et de ses aspirations ».
Mieux, selon Kaïs Saïed qui détient pratiquement tous les pouvoirs depuis bientôt une année, la priorité sera donnée au volet socio-économique par la nouvelle Constitution, soumise à un référendum le 25 juillet prochain, date symbolique marquant la proclamation de la République tunisienne.
Ainsi faisant, Kaïs Saïed place la barre des ambitions nettement moins haut qu’il y a 13 ans, lorsque les ténors du pouvoir sous Ben Ali brandissaient l’objectif de « hisser la Tunisie au rang des pays développés à l’horizon 2014 ». C’était à l’occasion de sa campagne électorale en 2009.
La situation était pourtant morose et bouillonnante tel un feu sous le foin.
En témoignent les événements du bassin minier en 2008, des protestations réclamant emploi et développement et déplorant des disparités entre les régions côtières et celles dites de « l’intérieur »…
Le mouvement n’a pas tardé à être reconnu légitime, aussi bien par les autorités de l’époque, qui tentaient par la suite d’accorder plus d’attention et de moyens au développement régional, que par la communauté internationale qui constate dès 2011 que la croissance réalisée en Tunisie n’avait pas profité à toutes les régions et à toutes les catégories de la même manière (Rapport du FMI sur Perspectives de l’Economie mondiale, 2011).
Aussi, le législateur post révolution inscrira-t-il, par la suite, le concept de la discrimination positive en faveur des régions démunies comme priorité.
Aujourd’hui, en 2022, rien de tout ce qui avait été lancé avant et après 2011 ne s’est concrétisé. Ni hissé au rang des pays développés, ni réussi à corriger le déséquilibre entre les régions, ni parvenu à donner espoir aux chômeurs de plus en plus nombreux, bien au contraire, la Tunisie s’enfonce davantage dans sa crise et… son endettement.
Le modèle de développement pointé du doigt
Pays relativement pauvre en richesses naturelles et énergétiques, la Tunisie a misé, depuis son indépendance, sur ses ressources humaines pour se développer. L’éducation et la santé étaient ainsi les piliers pour faire de ce pays nord-africain « le bon élève » du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque Mondiale en matière de développent.
Au niveau économique, les investissements directs étrangers et le tourisme constituaient des choix stratégiques pour diversifier l’économie, développer l’industrie et générer des recettes stables et durables en devises.
Et, pour maintenir une compétitivité concurrentielle, elle a mis en place un système de compensation des produits de base, en l’occurrence les hydrocarbures et le pain (et dérivés), question de maintenir les salaires à un niveau relativement bas pour des raisons concurrentielles, tout en favorisant les meilleurs accès possibles aux salariés.
C’est un modèle de développement qui a tant bien que mal fonctionné, malgré certaines secousses provoquées surtout par les crises mondiales à l’instar des chocs pétroliers, les crashs financiers et les guerres, surtout celle de l’Irak qui a fortement affecté le tourisme des années durant.
L’Indicateur de développement humain (qui varie de 0 à 1), dressé par la Banque mondiale, montre une constante croissance de la Tunisie avec une performance exceptionnelle en 1999 lorsque la Tunisie a été classée au 81e rang à l’échelle mondiale avec 0,643 point (2).
Aussi, pour les revenus par tête d’habitant l’on est passé de 3700 dollars en 1990 à 10 800 actuellement, malgré une chute vertigineuse au cours des dernières années, des suites de la dévaluation continue de la monnaie locale.
La Tunisie fait partie, ainsi, des pays à revenu intermédiaire (tranche inférieure) avec des perspectives négatives à tous les niveaux, dont l’emploi, la dette publique, l’investissement, le commerce extérieur, etc.
D’où un certain consensus de conduire des réformes, identifiées dans pratiquement tous les domaines, à commencer par le système de compensation, les finances publiques, la dette extérieure, les caisses sociales, les secteurs d’activité prioritaires, etc.
Pour ce faire, la Tunisie a exprimé sa volonté de travailler, dès les prochaines semaines avec le FMI pour « établir un programme », aux contours déjà prédéfinis.
« La gravité de la situation économique accroît ainsi la nécessité de mettre en œuvre sans délai des réformes ambitieuses», a déclaré Jihad Azour, directeur du département Moyen-Orient et Asie centrale du Fonds monétaire international (FMI), au terme d’une visite en Tunisie le 22 juin 2022 (3).
« La Tunisie doit remédier de toute urgence aux déséquilibres de ses finances publiques en améliorant l’équité fiscale, en limitant la croissance de l’importante masse salariale dans la fonction publique, en remplaçant les subventions généralisées par des transferts à destination des plus pauvres, en renforçant son dispositif de protection sociale et en réformant les entreprises publiques qui perdent de l’argent, afin de résorber rapidement les déséquilibres profonds dont pâtit son économie et d’assurer la stabilité macroéconomique. En outre, un renforcement de la concurrence et l’ouverture de l’économie aux investissements du secteur privé permettraient à la Tunisie de tirer pleinement parti de ses atouts pour favoriser la croissance économique inclusive et fortement créatrice d’emplois dont elle a tant besoin. », a-t-il expliqué.
L’épineuse question de la compensation
Parmi les équations difficiles auxquelles la Tunisie doit rapidement trouver une solution figure la réforme du système de compensation.
Certes, tous les pays soutiennent, bien qu’à des degrés différents, leurs économies et leurs catégories sociales les plus vulnérables. Mais pour la Tunisie, la question devient de plus en plus pressante et pesante à chaque augmentation des cours des matières premières à l’échelle mondiale, surtout ceux de l’énergie et du blé tendre.
Le dossier était et demeure sur la table depuis plus d’une décennie, soit avant même la révolution. Et les autorités tunisiennes semblent se conformer aux recommandations du FMI et de la Banque Mondiale : « Les subventions de l’Etat ne doivent pas être généralisées à tous les consommateurs, mais plutôt orientées vers ceux qui en ont besoin ».
Les multiples gouvernements qui se sont succédé à la Kasbah n’ont pu le faire, non pas par manque de volonté, mais plutôt par incapacité opérationnelle, en l’absence notamment d’un fichier qui répertorie, justement, les bénéficiaires.
Deuxième difficulté : comment peut-on lever les subventions en faveur d’un système de transfert direct, sans pour autant affecter la classe moyenne qui constitue un moteur important pour l’économie et la stabilité du marché et qui demeure défendue par la puissante centrale syndicale, l’Union générale tunisienne du travail (UGTT).
Cette dernière a d’ailleurs changé de discours pour plaider plutôt pour un réajustement du pouvoir d’achat et non pas pour des augmentations salariales comme ce fut le cas par le passé à la faveur des négociations sociales.
La barre des revendications passe ainsi d’une moyenne de 5 à 6% de majoration salariale par année, à un réajustement d’au moins 10%.
Noureddine Tabboubi, secrétaire général de l’UGTT, était ferme là-dessus, à l’occasion de la dernière grève générale du secteur public, le 16 juin courant, suivie à plus de 90%.
Or les finances publiques sont déjà à plat et depuis des années.
A ce niveau précis, le FMI a suspendu son aide au maintien à des niveaux raisonnables de la masse salariale dans la fonction publique, entre autres, par le gel du niveau des salaires et des recrutements.
Un vrai dilemme et un long chemin à parcourir, non sans périls et non sans incertitudes…
Source : Agence Anadolu Analyse de Lassaad Ben Ahmed
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